samedi 21 août 2010

VIDÉO «Art in You», par Désirée Szucsany

La rue du pain, roman, par Désirée Szucsany

Chapitre premier

«Pas question de vivre à tes côtés, tous ces câlins me donnent le vertige. Et je n'aime pas que tu siffles, je ne suis pas toutou de service.» Voilà ce que répond l'harnacheur. «Bon, d'accord, je ne sifflerai plus.» Quel mulet, ce type! Hier il posait ses conditions. Hier, tout le monde posait des conditions, les objets faisaient des taches sur la laine, des étoiles ancrées, sombres, entêtées à ne pas briller. Qu'est-ce qu'ils ont tous? Gaël se le demande dans l'intimité de la chambre tout en serrant la fiole bleue. «Aujourd'hui, c'est pareil, tiens, même le sirop est collé.» Gaël a beau forcer, le bouchon est têtu. Miké écoute sa tante pester. «Tu te souviens de mardi dernier? Pas moyen d'ouvrir la bouteille de sirop.» Tout gonfle, va savoir pourquoi? C'est le nouveau climat ou la colère du vent.
«Saloperie de temps humide! Par toutes les vipères! Vas-tu t'ouvrir, cochonnerie de bouteille?» Couchée sur le lit, Miké espère que non, se méfie de la fiole bleue. «On ne sait pas d'où vient le médicament.» Un remède? Ce truc poisseux, il rend sa langue molle, sèche. Sèche? Oh, non, Gaël réussit à dévisser le bouchon! Elle verse le liquide, une limace blanche dans la cuillère.
«Une, deux, trois, il est là!»
Miké sourcille.
- Qui donc?
«Tu ne sais pas? T'as oublié Lefébur?» Non, Miké n'a pas oublié le jeune homme. C'est son personnage préféré dans le roman de Leningrad.
«Tu parles du Cosaque?» Gaël sourit. Sa nièce est perspicace. «Ouais, le Cosaque.»

Miké ouvre le livre.

Page vingt-deux, Lefébur a les mains boursouflées par le scorbut. Il grelotte, les doigts sur un long mousquet en argent, il appuie sur la gâchette. Cher Cosaque, je ne t’ai pas oublié, pense Miké. À voix haute, regardant Gaël décapsuler la fiole, elle répond : «Il ne fera pas long feu, celui-là.» Sa tante hoche la tête. En effet, le destin ne tourne pas rond pour Lefébur. Son chum, le grand Nicolas, a beau l’encourager, Lefébur vacille au bord de la rivière. Vas-y! Cosaque Lefébur ne répond pas, il s'effondre. Nicolas hurle. Hé, camarade! Debout!

Merdouille, ça va mal.

Le feu jaillit. À travers l’épaisse fumée, Nicolas rejoint Lefébur. Trop tard! Son ami expire dans ses bras. Sa blonde chevelure ondoie dans l'eau noire, poulpe frappé par le soleil. Et la bande de moujiks s'échappe vers le pont. Lefébur étouffe, la poitrine oppressée. «Il tousse lui aussi».

─ Et sais-tu ce qu’il fait quand il tousse?
─ Non, je ne sais pas, dit Miké.
─ Il boit le miraculeux sirop du Dr Chicago!

Gaël tend la cuillère. «Pauvre Lefébur! Donnons-lui un remontant. Bois ce remède!»

Miké frissonne. Il semble que le sol vibre, les silhouettes moujiks défilent sur les murs et que les bottes martèlent le plancher.

— Qu'est-ce qui arrivera ensuite?
— La cavalerie, voyons!

Idiote! Avec leurs chevaux rapides, les moujiks s'en tirent. Gaël en a marre de tenir la cuillère, veut pas répéter tout le roman. Sa main tremble. «Faut pas échapper le précieux liquide, vaut cher, il ne reste que trois gouttes.» De l'autre main, elle touche le front brûlant de sa nièce. Maudite fièvre. Gaël louche à force de fixer la cuillère.

C’est drôle.

Miké tourne la tête vers les flacons sur la table de chevet. Éther. Camphre. Eau. Les bulles sont immobiles dans le pichet de verre, elles donnent soif. Gaël s'impatiente. «Je t'apporterai de l'eau fraîche. Si tu avales le remède, microbes et crobes céderont sous l’assaut! »

— S'il te plaît.

Miké accepte la potion. Des larmes jaillissent, coulent le long de son cou et tombent sur ses genoux couverts de gales. Ces marques sont les seules médailles récoltées l’automne dernier. Elle n'a pas remis les pieds dehors depuis novembre. Toute la famille a sa théorie sur la façon dont elle a attrapé la grippe. Chaque fois que Gaël, ou Lancelot, avance une hypothèse, tante Alba hausse les épaules et rétorque : «Pis après ? Nul doute, Miké fait les quatre cents coups!» Une nature téméraire. Son dernier exploit? Sauter par-dessus dix-sept sacs d'école d'un seul bond. Au moment ultime, le bout de son soulier avait effleuré le sac d'école de Mimi. «Non, c'était celui de Noireau.» Pour ne pas tomber sur le nez, elle avait fléchi le genou et patatras! Puis elle avait chopé une sale grippe. Plus question de chasser les libellules ni patauger dans les flaques d'eau. Elle a passé l’hiver avec une fièvre d’enfer, une toux déchirante et une paire de gales à gratter. Et des microbes à écrabouiller. L’idée de tuer des bactéries la fait pleurnicher. Gaël nettoie la cuillère.

«Tu pleures? Pourquoi donc?»

«Je veux que bersonne ne beurre».

Au concours des sacs d’école, elle n'avait décroché aucun trophée. Juste une chute. Pas trop mal. Miké avait cligné des yeux avant de heurter le sol. Ses paumes brûlaient. L'asphalte avait arraché l'épiderme sous ses rotules. Debout sans broncher, brave fille! Gaël s’en souvient. Tout le monde applaudissait, quelle prouesse! Dix-sept sacs d'école! «Dommage que tu sois tombée.» Et voilà le travail, la championne des sauts en longueur, alitée depuis des mois, à nourrir des bibittes, des bactéries, dit Gaël. Les bestioles squattent son corps. Miké les imagine en train de lui bouffer les tripes. «Ce n’est rien! Vont mourir, faut que tu vives, la belle». La fillette se plaint, les bestioles font du bruit. «Les bicrobes se tiraillent dans ba poitrine».

Sottises. Gaël dépose la cuillère dans le verre. Faut pas contrarier les petites malades, ni les grandes, non. Les femmes sont sur les nerfs, surtout Alba et Lisabelle, à cause du temps, du verglas, du froid gris, du froid blanc, des maux de dents, de toutes les chiures de mouches, la crasse et les conneries. Et monsieur le vent? Le nordet souffle la nuit et trouble le sommeil des citoyens de l’île de Passe.

«Dors, coquine». La joue posée sur la poitrine de l'enfant, elle écoute sa respiration. Le souffle est court et rauque. Miké effleure les cheveux de Gaël, une torsade aux reflets cuivrés, nouée sur la nuque. Elle tâtonne la courtepointe. «Et le carré magique?» Ses doigts cherchent un bout de soie orné d'un chat aux longues moustaches. Il se cache parmi les pièces de velours, de coton et de laine. C’est Lisabelle, sa grand-mère, qui l’a cousu. La fillette caresse le chat avant de s'endormir. «Il est ici». Gaël pose la main de l’enfant sur la couverture.

«Où est Alba?

─ Elle se prépare à sortir.
─ Où est-ce qu'elle va?
─ Au jardin des Italiens.
─ Pourquoi?
─ Pour trouver une plante guérisseuse.»

Gaël relève la tête et pousse un cri de douleur.

«Ne bouge pas, ma tante! Ton cheveu s'est enroulé au bouton de ma jaquette.» De ses doigts maigres, la fillette défait le nœud. Gaël se mire dans la glace espagnole posée sur la table de chevet et replace ses mèches. Elle bouche la fiole bleue. Ce remède donne sommeil, prétend la Fanion, l’épouse du maire. «Je me demande, si ce truc est...» Il ne porte pas d’étiquette. Miké recommence à se tortiller dans le lit. «Calme-toi».

— Alba va venir te voir avant de sortir. Guéris.

Guérir, guéridon, guéridaine. Gaël écarte les rideaux. La clarté glisse dans la chambre, faible lumière de vendredi saint agité et trouble. Les arbres grincent et les oiseaux sont aux aguets, à compter les mouches bourdonnantes. La vigne enchevêtrée griffe la fenêtre. «Monsieur le vent.» La lueur danse un quart de tour, la brise soyeuse souffle sur la ville. Le rideau s'évanouit et Miké tend le bras.

─ Gaël! Ne pars pas!

C’est un monde, se dit Gaël. Ils s’y mettent tous, même la petite, à me dire, ne pars pas. On dirait une chanson à la mode, ne pars pas, ne pars pas. Elle redresse la tête et, le dos tourné, elle marche vers la porte de la chambre. La rampe de l’escalier brille, elle l’a cirée ce matin, à l’aube, après avoir nettoyé les brides du cheval. Ne pars pas.

─ Pourquoi?

L'enfant serre les poings. «J'ai peur de n’être plus ici quand tu reviendras. J'ai peur que tu ne retrouves que ma chemise de nuit vidée de mon corps.» Si elle ferme les yeux, son cœur s’emballe et surgit la scène où s'écroulent moujiks, ponts et chevaux. Le sang cogne à son oreille. C’est infernal. Il n'y a ni lumière ni son, derrière le rideau palpitent le jour dérobé et la rue où jouent ses amis. «Pourrai-je marcher et jouer dehors?» Son corps est faible, il y a sans doute du plomb dans son estomac, elle est persuadée que c’est ce qui la prive de ses forces, la boule dans le ventre, grosse comme le boulet du canon dans le roman de Leningrad. «Une grosse boule, ouais, qui va fondre, devenir toute petite et disparaître». Gaël n’a pas le temps de terminer sa phrase. Un choc sourd retentit et des voix s’élèvent, on dirait une engueulade dans la rue.

«Qu’est-ce qui se passe?»

Quoi? Les Cosaques du roman sont-ils rendus en ville? On dirait, oui. Ils font du boucan et donnent des coups de pelles. «Y-z-arrivent!» Gaël traverse la chambre, écarte le rideau pourpre. La lumière vive perce les yeux et Miké tousse du sel. Gaël frappe l'espagnolette. «Vas-tu t'ouvrir? Maudite fenêtre! Encore un truc qui ne s'ouvre pas!»

Crac!

Miké descend du lit et, d’un pas chancelant, elle atteint la fenêtre. «Que fais-tu debout, malheureuse?»

La malade tremble et supplie. «Moi aussi, je veux voir!»

─Tu n'as pas froid?
─Non, non, j'ai chaud!
─Tu ne sens rien?
─Non!

«Petite morveuse a le nez bouché?

Miké menace. «Gaël, si tu te moques de moi, tes beaux cheveux cuivrés, je les jetterai au feu!»

La colère débloque le sinus, pif en l’air, elle hume. «Pâte roussie?» Oui, odeur moelleuse et croustillante, de chaude mie blonde. Une bouffée salée, épais frasil du fleuve, suées de neige enchaînée aux trottoir, l’odeur du pain, plus forte que la slush et le fumier, envahit la chambre et chasse les vapeurs de médicaments.

─J'ai faim, Gaël! Ça sent le pain!
─ Oui! Oui! Ça sent l'appétit!

«Regarde!»

Dans la rue, les chevaux hennissent. Ils sont nerveux et secouent la tête, les harnais sonnent et claquent les brides. L'œil chaviré, l’écume à la bouche, les bêtes agitent leurs croupes puissantes reluisant au soleil. La glace explose sous le fer de leurs sabots. Les moineaux s'abattent sur le crottin et arrachent les brins d'avoine à gros coups de bec. «Ils ont faim, les pioupious, z’ont pas mangé de l’hiver.» Les chevaux piaffent d’impatience, attelés aux traîneaux chargés d'hommes tonitruants. Les journaliers sautent sur le sol, se distribuent les outils et ils déblaient la rue, brisant en quartiers de lourdes tartes de neige. Gaël soupire.

«Il y a toutes sortes d'hommes». Des grands, des petits. Des gros. Et des maigres aussi, vêtus de vestes marines en feutre épais. Ils arrivent des quartiers populeux de l'île de Passe. Au cours de la nuit, ils se réfugient dans la cabane de la patinoire, les pieds barrés sous le poêle à bois où flambe un feu ardent. Ils se réchauffent les mains, les yeux sur l'affiche des règlements. Certains ont les paupières lourdes, sur le point de s’endormir. Luigi les réveille de sa grosse voix. «Lisez l’affiche! Et surtout n'oubliez pas ce qui est écrit!» Et tous, sans exception, même celui qui a l’estomac creux, lisent en chœur en détachant péniblement les mots : défense de cracher et de blasphémer. Au lever du jour, les pelleteurs grimpent sur les traîneaux. Le vent siffle à leurs oreilles.

Les cheveux ébouriffés, les joues rougies par le nordet, ils attendent près de la fontaine. Ils roulent les épaules, se frottent les mains, craquent les doigts et soufflent du chaud dans leurs gants. Les plus délurés mâchent des injures et balancent des farces. Ils écoutent à peine le contremaître, Luigi. Il fait le clown et crie à tue-tête. «Faut pelleter!» Une fenêtre s'ouvre. Alors, Luigi se tait. Gaël se penche et voit la voisine d'en face.

C'est Magali Copo! Son visage est tout pâle. Plus loin, la deuxième fenêtre s'ouvre, un carreau grince, les rideaux frémissent, prêts à s’envoler dans le ciel. «On dirait qu’ils veulent s’échapper, oui, ils veulent s’enfuir les rideaux». Miké en est persuadée. Les femmes du quartier montrent le bout de leur nez. Magali resserre son châle et lève la main. Un homme lui parle. «On n’a pas vu votre fils, dit-il. Si on le trouve, on va venir vous l’dire au plus vite.» Et c’est un moment étrange, toutes les femmes sourient, qui n’ont plus de dents. Luigi n’aime pas ça. Il grogne. «C’est pas le temps de faire du sentiment! Au boulot! Faut tout déblayer avant la nuit prochaine!» Gaël s’exclame.

— L'hiver est fini!

Miké gémit. «Ma gorge!». Gaël la reconduit vers le lit. Il ne faut surtout pas tousser! Sa tante retourne à la fenêtre. Luigi crie, oh, hisse! En rangs serrés, les pelleteurs brisent les matelas de glace à coups de pioche, de pic et de pelle. Ils bouffent les bancs de neige et font jaillir des rigoles. Et la terre apparaît, mauve de fatigue.

Gaël est perdue dans ses pensées quand s’ouvre la porte de la chambre. La silhouette d'une grande femme surgit de la pénombre. C’est sa soeur, bien oui, ma soeur. Alba entre dans la pièce, les mains sur les hanches. Voyant la fenêtre ouverte, elle rugit. «Oh, que non, Gaël! Tu es folle! Tu veux me la tuer!»

— Calme-toi. Viens voir...

Alba porte ses bottes noires. Une moujik, trouve Miké, elle fait craquer le parquet. S’accoude à la fenêtre. En bas, de la rue, Luigi l’aperçoit et lui décoche un clin d’oeil. Gaël enlace sa soeur par la taille. «Regarde, c’est le printemps!»

Les hommes travaillent en cadence, acharnés comme des bagnards. Le son des pelles se répercute sur les murs, l'eau gicle et coule en torrents dans les caniveaux. Les maisons se soulèvent sur la pointe des pieds. Gaël envoie un baiser et, pas contente, Alba ferme la fenêtre d’un coup sec. Sous l'effet du choc, un glaçon se détache de la corniche et se fracasse aux pieds d'un jeune garçon. D'un mouvement agile, il bondit de côté. Jojo, le chafouin aux yeux noirs.

«Quoi? Jojo travaille?»

Oui, il pellette pour des pinottes. Gaël le salue. «Bonjour, Jojo». Il lui sourit. Quelles belles dents il a, cet enfant. Il chante et sa voix est pleine de trémolos. Sortira-t-elle, ma toute belle? Le gamin fredonne sous le soleil. «Il enlève sa veste!» Il accroche son manteau au bec de l’Hydre, une fontaine au milieu de la rue du Pain.

Dans une ville, ou dans le plus humble des villages, une attraction suscite votre émotion, éveille le sentiment de n’avoir pas marché en vain quand vous la découvrez. Il fera sans doute plaisir à tout bon marcheur de rencontrer l’horrible fontaine du Temps qui honore la rue du Pain. C’est une sculpture monstrueuse destinée à faire peur aux oiseaux. Il faut le souligner, les moineaux ne voient pas sa laideur. La glace fond? Ils se baignent sous les yeux de l’hydre. Jojo aime la fontaine. Elle a de la gueule.

Plantée au milieu de la rue du Pain, la fontaine se dresse, l’air hautaine. De ses trois têtes, l'une regarde au Nord, l'autre surveille le Sud et, la dernière, la plus répugnante, scrute l’Orient en plissant ses yeux glauques. La première illustre le passé, étrange dragonne au masque creusé par une paire d’yeux opaques. Le temps présent ? Il lève un mufle de chien, regard perçant le ciel, ses oreilles pointues écoutent ce qu’on raconte.

Et l'avenir?

Eh bien, l'avenir ouvre sa grande gueule aux longues dents hérissées. L’eau de la fontaine du Temps a aussi la réputée vertu de raviver la mémoire. Peu d’entre nous boivent de l’eau, préférant la bière. «Nous, on vous comprend d’aimer la bière», chantent les moineaux et ils trempent leur bec dans la fontaine, l’envie d’y goûter. «C’est pas encore l’été.» L’eau est à peine dégelée, dit Jojo.

Mais à qui il parle? Luigi se gratte la tête en voyant Jojo près de la fontaine. D’une voix bourrue, il crie : «Qu'est-ce que tu fabriques?» Le gamin l’envoie promener. «Tu le vois, j'enlève ma veste, espèce d'épais!»

Miké rigole.

— Épais?
— Oui, il le traite d'épais.

Luigi s’éloigne en haussant les épaules. Jojo s'essuie le nez, empoigne une pelle. Une chienne jaune aboie autour de ses mollets, c'est Molly. Il lui jette une galette de glace. Molly sent la pitoune, son maître aime le luxe et asperge sa toison de parfum Chanel. Jojo s'élance vers la bête et s'étale à plat ventre dans la gadoue. «Le printemps se réveille». Gaël chante. «Printemps, quand reviendras-tu? Doux printemps, fais pousser les feuilles pour me cacher la vue !» Alba ferme le rideau.

─ Tu veux dire mauvais printemps! Tu vois tout en rose!

Gaël hausse les épaules. Alba n'a pas la pêche ce matin. Comment savoir ce qui ne va pas? Elle lui demande :

— Qu'est-ce qui te tourmente?
— Il n'y a plus de sumac.

«Sumac?» Gaël tortille ses cheveux d'un air rêveur, ah, oui, le fruit rouge contre la toux. «Sirop à la noix!» Alba agite le doigt. «Avec le jus de sumac, Miké a survécu! Je dois aller au jardin des Italiens et trouver une autre plante, tu sais, la noix-de-la-veuve. Ne pars pas !»

C’est pas vrai, j’entends encore cette phrase, se dit Gaël. Et elle répond :

─ Tu ne veux pas que je t'y conduise à cheval?
─ Je préfère marcher.
—Alors, tu rentreras à pied, dit Gaël.
─ Sois sage! ordonne Alba.
─ Tu es ridicule!

Alba pince les fesses de sa sœur. «Toi, espèce d’écervelée! Il te faut de l'aneth. C'est bon contre la folie!»

Miké interrompt leur conversation.

«J’entends japper. Qui est dans la rue?

─ Il y a un chien fou. Va-t-il se taire, ce cabot?
─ Qu'est-ce qu'il y a encore?
─ Jojo a enlevé sa veste, dit Gaël.
─ Innocent! Il chante? Alba borde le lit et ajoute : «Miké, si tu dors, le temps passera plus vite!»

Enfin elle quitte la chambre, dévale l’escalier brillant, emportant la fiole bleue. Gaël tire la berçante. Miké boude dans le lit.

─J’ai mal!

«Petite peste!» Gaël bâille. «Tu es restée trop longtemps à la fenêêêtre!» Qu’elle bâille, pas surprenant, la tante est une lève-tôt. Chaussée de bottes d'écuyère, les fesses calées au fond de la chaise, elle se berce, les pieds sur le guéridon. Son pantalon en étoffe moule ses jambes. «J'vais piquer un somme». Miké lui jette un sort. «À trois, tu fermes tes paupières.» Une. Deux. Trois.

Ça marche!

Gaël somnole. Miké pousse les couvertures, il reste un peu de temps pour agir, le temps du sommeil de la belle Gaël, à la voix rauque du métal frotté. «Il faut que je me déguidine.» Descendre les marches, enfiler le manteau et chausser ses bottes rouges fourrées de mouton. Les bottes neuves ne sont pas sorties de l'hiver. «Sont flambettes!» Au vestibule, le froid lui souffle au visage, l’asphalte est luisant. La place déserte, les hommes pellettent déjà la rue Bourbonnière. «Oh, ça tourne!» Les objets semblent ronds, les sons, bombés comme des pelles. «La fièvre, ç’est une loupe, ça déforme tout», dit souvent Alba. Ce n’est pas une loupe qui va me faire arrêter, se dit Miké en marchant, maigre automate s’avançant vers la fontaine. De pierre et de verre mosaïque, les joues usées, l’hydre subit de grands maux, l'hiver lui arrache des bouts de peau. Depuis un siècle, la maladie de la pierre gruge les remparts de la ville, l'érosion dévore les statues de l'île de Passe et se délecte de leurs yeux. Même l'ange posté sur le mont du Roi est écorché, les dents invisibles lui rognent les ailes.

La veste de Jojo balance sous le vent. Posant le pied sur le bord de la vasque, la fillette écrase le mufle de gargouille, la main ouverte vers la gueule béante et décroche la veste. Perchée sur la fontaine, les yeux errent sur la rue, il n’y a personne, qu’elle est bien dehors! Les yeux levés vers la fenêtre de sa chambre, elle voit le rideau poupre, il ne bouge pas.

Au loin passe le train.

Gaël ne s’est pas réveillée? Non? Parfait. Miké respire la veste, l’odeur du vent imprègne l’étoffe et lui dégage les poumons. Le velours cordé sent le dehors et au retour dans la chambre, sans le moindre bruit, la maigre championne fond sous les couvertures. C'est une petite fille si légère, son corps est un fétu, tout ce qu'il y a de plus léger. Son rire résonne, un réveille-matin jeté à l’eau. La veste glissée entre les genoux, la chaleur se répand dans tous ses membres et elle se dit, je brûle, oui, je brûle.




Mimétisme, exposition des oeuvres récentes


Mimétisme est une exposition des oeuvres récentes de Désirée Szucsany.


Elle sera présentée du 16 septembre au 3 octobre 2010

à la salle Alphonse Desjardins

1145, rue de St-Jovite, à Mont-Tremblant.


Vernissage : jeudi, 16 septembre, à 19h.

Désirée Szucsany, écrivaine, artiste et historienne d'art



Désirée Szucsany est née à Montréal. Elle vit à Lac Carré, au Québec, où elle écrit des romans, des nouvelles et de la poésie. Artiste en arts visuels, elle crée des fresques, des huiles et des encres. Elle est aussi historienne d'art.
Ses oeuvres sont diffusées au Québec, Canada et en France.